Vous ne vous êtes jamais demandé « qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui ? »

Voilà, ça m’arrive tout le temps ces jours-ci.

C’est drôle ! Quand tous les lundis que je déteste d’ailleurs, je devais me lever pour partir au boulot, je me disais que je serais bien restée chez moi parce que j’avais des tonnes de choses à faire. Je n’avais pas envie de rencontrer les collègues, ils m’agaçaient. Le directeur dont je suis l’assistante allait encore me demander de traiter des dossiers pour la veille. Aujourd’hui, qu’est-ce que je donnerais pour aller les voir ces potes qui bossent avec moi. Je prendrais bien un café avec eux, on se raconterait le week-end. Le téléphone sonnerait et je râlerais parce que je ne peux pas le finir tranquille.

Je suis à la fenêtre et je n’ose même pas aller parler à mon gentil papy Charles que j’appelle pépé alors qu’il ne l’est pas du tout.

Confinement ! Ce mot, je ne le connaissais pas avant ! je n’avais pas l’idée que ça pouvait arriver.

Déjà que je suis seule, alors, là c’est le bouquet ! Archibald mon ami boulanger continue à fabriquer ses pains. Je vais en chercher… une fois par semaine. Impossible d’y aller plus souvent pour bavarder avec lui, interdit.

Je n’ai jamais autant écouté de la musique que maintenant. Je redécouvre mes albums et du coup ça me flanque le cafard. Alors, je range tout et me branche sur Deezer comme ça j’ai des playlists actuelles, exit les souvenirs.

Mais elle dure cette réclusion. Même si j’ai un jardin et que je ne suis pas en appartement, je déprime toute seule. Ce n’est pas de chance, mes parents étaient justement partis en vadrouille dans leur maison de campagne quand le confinement est tombé. Du coup, ils sont restés avec les coqs qui les réveillent et l’odeur des vaches. Je les envie.

Mélusine, ma meilleure amie, couturière a dû fermer sa boutique. Et voilà qu’elle décide de venir s’installer chez moi. Je n’en reviens pas. Elle pourrait partir dans la grande maison retrouver sa famille, non, elle préfère me rejoindre.

Je lui ai préparé avec amour la chambre qui lui est souvent destinée et elle débarque avec sa valise, son gel hydroalcoolique et sa bonne humeur.

— Personne ne t’a contrôlée ?

Elle me sourit. Je l’adore Mélusine, elle est la féminité incarnée. Toutes les deux, je sens que nous allons bien en profiter pour papoter, de rigoler et de voir le temps passer.

— Je n’ai pas fini de décharger ma voiture !

Stupéfaite, je la regarde sortir sa machine à coudre, des bouts de tissus, et des boites multicolores.

— Tu n’as pas déménagé ton magasin quand même !

— Non, mais j’ai plein d’astuce pour qu’on s’occupe. Attends, vois, j’ai amené tout mon maquillage. Ce n’est pas parce que nous sommes enfermées que nous devons êtres moches. Et pas question de rester en pyjama hein MarieSophe ?

Moi lambiner en babygros ? Quelle idée !

— Je te connais ma belle ! Et puis, j’ai apporté aussi des bouquins et j’ai déniché de jolis cahiers et carnets que nous allons pouvoir customiser. Toi qui adores ces babioles pour écrire, tu vas t’éclater.

Ébahie, je la contemple envahir tout mon espace.

— Je m’étale, ça ne te dérange pas ?

— Bien sûr que non !

Elle déballe du rouge, du jaune, du bleu, du vert, du rose, du violet. Elle voit la vie en couleurs Mélusine. Je n’imaginais pas que sa petite voiture pouvait contenir autant de merveilles. J’ai l’impression d’être une gamine devant ses cadeaux de Noël.

— Tu ne m’as pas répondu, tu t’es fait contrôler en venant me rejoindre !

— Hum ! Hum !

— Tu avais ton autorisation ? Tu avais marqué quoi ?  

— Comme c’était les premiers jours, il a été assez cool.

— C’est la gendarmerie ?

— Hum ! Hum !

Son sourire m’agace. Pourquoi est-elle si mystérieuse ? Elle reprend.

— Tu ne me demandes pas qui m’a contrôlée ?

— Pourquoi je connais ?

— Non, mais moi je l’ai trouvé mignon.

— Tu crois que c’est le moment de tomber amoureuse ?

— Toute de suite les grands mots.

— Et si parce qu’une jolie fille leur plait, les gendarmes ne font pas leur boulot alors où va-t-on ?

— Oh arrête de faire ta rabat-joie ! Je ne souhaitais pas t’en parler, mais ça fait quelques mois qu’on se voit !

J’en reste sur le cul ! Comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte.

— Je suis désolée Mélusine, je…

— Tu n’as pas à t’en vouloir, Archibald n’est pas au courant non plus. Nous avons été assez discrets. Allez, tu me montres ma chambre que je m’installe.

À 20 heures, nous sommes toutes les deux à nos fenêtres et nous applaudissons pour remercier tout le personnel soignant. Je vois que Charles est aussi devant sa porte et clame des bravos à tout rompre. Je ne peux m’empêcher de lui faire signe. Une fois, les voisins rentrés chez eux, il brave les interdits et s’approche de ma maison, mais respecte le mètre de distance.

— Comment vas-tu MarieSophe ?

— Et toi pépé ? Tu ne t’ennuies pas trop ?

— Figure-toi que je me suis mis à internet et Skype. Je peux bavarder comme ça avec Célestine.

Je n’en reviens pas. Le confinement a de ces surprises !

— Elle ne s’embête pas trop ?

— Dans sa grande maison, elle n’a pas beaucoup de visites. Elle se sent seule. Du coup, nous discutons longuement. Dimanche, nous avons fait une vidéo dessert.

— Tu m’expliques ?

— Elle est allée chercher son pain comme d’habitude, elle n’y va plus qu’une fois par semaine, et elle a acheté un éclair. J’en avais pris un aussi avec mes baguettes, et nous l’avons dégusté ensemble par écran interposé.

Il m’épate pépé. Mélusine rit.

— Ce n’est pas toi MarieSophe qui ferait ça, pas vrai ? Remarque ça t’arrangerait bien, tu pourrais te carapater dès qu’il deviendrait trop entreprenant ton chéri.

— Je n’ai pas d’amoureux !

— Le pauvre, tu ne vas pas le voir souvent. Il est sur le pied de guerre avec ce virus de malheur, dit Charles en soupirant.

Je le regarde interloquée, à qui fait-il allusion ? Il reprend.

— Je les admire moi tous ces soignants qui risquent leur vie pour nous sauver nous ! Gabriel est en première ligne.

— De qui parles-tu Charles ?

Surpris, il m’interroge.

— Ne me dis pas que tu ne sais pas qu’il est médecin urgentiste ?

Je regarde Mélusine. Pépé décaroche. Je m’approche de lui, mais il me repousse.

— MarieSophe recule ! et le mètre de distance alors ? Gabriel est ton voisin d’en face. Celui qui venait me raconter le soir, sa journée, quand il rentrait. Mais, il y a deux semaines que je ne l’ai pas vu. Il doit dormir là-bas !

— Tu parles de Florent ?

— Je n’ai jamais compris pourquoi tu l’appelais comme ça ! C’est Gabriel.

Mélusine me file un coup de coude et chuchote.

— Tu es allée sur son compte Instagram, vu qu’il est médecin, il n’a peut-être pas mis son vrai nom.

Je ne relève pas et demande à Charles.

— Il est urgentiste à quel hôpital ?

— Mais… celui de la ville à côté, pardi ! Sérieux, vous les jeunes, vous ne vous parlez pas ? 

— Tu n’as pas de nouvelles depuis combien de temps ? Tu as son numéro de téléphone ?

Pépé se met à rire.

— Tiens donc, tout d’un coup il t’intéresse le beau brun ? Parce qu’il est médecin ? Parce qu’il risque sa vie il devient digne de toi ?

Je rougis ! D’un coup je me rends compte que je suis peut-être passée à côté de quelque chose.

— Je t’avais prévenu Marie-Sophie que le bonheur, il ne fallait pas lui faire grise mine quand il te faisait de l’œil.

Je baisse la tête et Mélusine m’entoure de son bras mes épaules. Je suis nulle.

— Tiens ! Je l’ai toujours dans ma poche, parce qu’il m’a dit que je pourrais l’appeler, il se débrouillerait si jamais je n’allais pas bien. Il ne pensait pas à cette épidémie bien évidemment, mais… Il est gentil tu sais, Gabriel !

Il me tend un papier froissé où un numéro de téléphone est inscrit.

— Tu le notes et tu me le rends.

Mélusine a déjà sorti son portable et enregistré le précieux 06 dans sa liste de contacts, alors que moi je n’avais pas encore réagi, hébétée par ce que je venais d’apprendre.

****

– Arrête de triturer les méninges, tu vas te faire un nœud au cerveau MarieSophe.

Mélusine me regarde, lever le rideau, l’abaisser, le relever. Je surveille la maison de mon voisin et je ne vois toujours pas âme qui vive.

Mon amie reste zen quoiqu’il arrive et je l’admire. Elle s’est installée à confectionner des masques. Et croyez-moi, ils seront chanceux ceux qui porteront ceux-là ! Tout en respectant les normes, elle a choisi de très beaux tissus. Elle s’active dans mon salon et le bruit de la machine martèle mes journées. J’ai l’impression d’être inutile alors qu’elle au moins, fait quelque chose. Archibald est un des premiers à les arborer. Il est encore plus mignon comme ça ! Évidemment, sa clientèle l’a questionné : où se l’était-il procuré ? Vous pensez bien que du coup, Mélusine a croulé sous les demandes. Elle a gardé son calme et elle fournit pour la commune.

Ma décision est prise. Je vais l’appeler. Qui ? Gabriel, mon voisin, puisque tel est son nom.

Mais mon amie me surveille du coin de l’œil.

– Attends ! tu sais ce que tu vas lui dire au moins ?

Elle n’est pas anodine sa question. Elle continue, tout en gardant la tête penchée sur son travail.

– Tu n’as jamais voulu lui parler et d’un coup tu lui téléphones ? Il va s’interroger. Ou plutôt si, il va s’imaginer que c’est parce qu’il est médecin. Vu l’engouement que déclenchent en ce moment les soignants, je ne suis pas certaine que tu tombes bien. Entre pitié, admiration, commisération et j’en passe, il ne va pas savoir où tu te situes.

– Tu crois ?

– Sois patiente ! Tu n’es plus à jour près maintenant !

– Et s’il l’attrapait ?

– MarieSophe, il peut m’arriver la même chose. Tu ne te fais pas autant de souci pour Archibald.

Elle me fait un clin d’œil.

– C’est idiot ! Lui, je le vois presque tous les jours. Je sais qu’il va bien.

– C’est ton imagination qui te joue des tours. Gabriel a l’habitude de travailler dans ce milieu, que veux-tu qu’il lui arrive justement maintenant ? Il est toujours en sursis, comme nous tous !

Je ne réponds rien parce que j’ai entendu une voiture. Étant donné qu’il n’en passe pas des milliers en ce moment, le moindre bruit est repéré.

Je relève le rideau et cette fois, je le vois. Je ne réfléchis pas et sors de ma maison comme un pantin de sa boite. Je cours vers lui et…

– Marie-Sophie ?

Il tend la main devant moi et je comprends que je ne dois pas m’approcher plus près.

– Un problème ? Charles ?

Sa question m’attendrit. Il ne fait pas un pas vers moi, mais son regard me sonde. Je remarque alors son air fatigué, ses yeux cernés, il n’est pas rasé. Je ne sais plus quoi dire. Qui suis-je moi, face à tout ce qu’il voit tous les jours ? Il se bat contre la maladie pour sauver des vies et je viens l’ennuyer. Une fois de plus, je suis nulle. J’allais faire demi-tour quand sa voix me rappelle.

– Marie-Sophie ?

Je rougis. Putain de virus qui m’empêche de l’approcher. Je le braverais bien, mais je comprends aussitôt que c’est une très mauvaise idée quand je remarque son regard qui fonce.

– Non, reste où tu es. Je vais aller me doucher, me changer et après si tu veux, je te téléphonerais.

– Je suis désolée.

Je n’ai pu dire que ces mots-là. Je suis devant lui les bras ballants. Je ne suis pourtant pas une pestiférée, mais c’est tout comme !

– C’est moi qui lui ai dit que tu étais médecin urgentiste. Elle n’était pas au courant. Depuis, elle se fait du souci pour toi.

Charles est derrière moi. Je m’en rends compte parce que le regard de Gabriel est passé au-dessus de ma tête, et qu’un sourire s’est affiché sur son visage.

– Vous allez bien, Charles ? Pas de toux ? Pas de fièvre ?

– Ne t’inquiète pas pour moi, mon garçon. Va te reposer. Tu en as bien besoin. Oui, je me porte bien.

– Je suis tranquille jusqu’à demain. Je crois que je n’ai pas eu de pause depuis… je ne sais plus.

Il me regarde à nouveau.

– Marie-Sophie… J’ai rapporté un petit repas confectionné par la femme de Clovis. Si vous voulez, on s’appelle par Skype et on discute tout en grignotant ?

– Mon amie Mélusine est à la maison, vous pourriez venir le partager avec nous ?

Il sourit.

– Ne me tentez pas, ce ne serait pas raisonnable en ce moment. Une autre fois. Laissez-moi le temps de me doucher et de me reposer un peu et je vous bipe. D’accord ?

Ce sera donc ça maintenant les rendez-vous amoureux ? Me biper comme à l’hôpital, il doit le faire des centaines de fois par jour.

Je fais oui de la tête. C’est là que je me rends compte que j’aurais bien voulu qu’il me prenne dans ses bras. J’aurais dû écouter Charles…

Oui, putain de virus !

****

Je ne cesse de me regarder dans mon miroir. De dos, de face, je souris, je dénoue mes cheveux, je les rattache, je m’approche de la glace pour traquer les imperfections. Mes taches de rousseur se voient davantage à cause du soleil. Il paraît que c’est sexy et que ça fait craquer les hommes. Bof !

Mélusine assise sur mon lit me fixe.

— Tu arrêtes de te mettre la tête à l’envers ? Tu vas avoir ton premier rendez-vous avec Gabriel, ce n’est pas la mer à boire quand même !

— Il y a tellement longtemps que ça ne m’est pas arrivé que je ne sais pas comment m’habiller. À ton avis, je garde mes lunettes ou je porte mes lentilles pour qu’il voie mieux mes yeux ? J’attache mes cheveux ou je joue à la vamp ? Je mets un chapeau et mets mes boucles d’oreilles en…

— Ah non, tu n’es pas en mode plage et tu as quand même la trentaine MarieSophe. Il est temps que tu grandisses un peu et que tu défasses tes nattes.

— Oh ça va !

— J’ai compris ! soupire mon amie, je vais m’occuper de toi. Viens t’assoir à côté de moi. Je vais te maquiller.

— Je ne veux pas ressembler à une poupée.

— Fais-moi confiance MarieSophe.

Elle s’installe en face de moi et m’empêche de regarder la transformation. J’ai le cœur qui bat et j’ai la trouille.

Gabriel s’est déplacé personnellement pour m’inviter. Le confinement est terminé. Nous pouvons enfin essayer de reprendre une vie normale tout en restant prudents. Avec un ami médecin, je ne risque pas de l’oublier.

Mélusine était repartie chez elle et avait à nouveau embarqué ses affaires. Ma maison m’a semblé subitement bien vide et silencieuse. Mais, dès que j’ai eu le rendez-vous fixé, je l’ai appelée et elle a rappliqué illico.

Soudain, j’entends ma sonnette.

— Il n’est pas déjà là quand même !

— Ne bouge pas, je regarde par la vitre.

Mélusine se penche et aperçoit Archibald.

— C’est Archi !

Je ne sais pas pourquoi je me sens aussitôt mal à l’aise et c’est bien la première fois. Mélusine qui ne s’est rendu compte de rien, ouvre la fenêtre et l’interpelle :

— Entre Archi, nous sommes dans la chambre de MarieSophe.

Il a l’habitude de ma maison. Il entre et je l’entends grimper l’escalier à vive allure. Son silence quand il m’aperçoit me fait éclater de rire.

— Allo ? Je suis si moche que ça ?

Mélusine se retourne vers lui et affiche un sourire narquois.

— Alors, elle n’est pas belle notre MarieSophe ?

Devant le mutisme de notre ami, elle me regarde, fronce les sourcils, mais ne dit rien. Je suis agacée.

— Laisse Mélusine, ce n’est pas la peine. Tu vois dans quel état tu l’as mis ?

Je me lève et passe devant le miroir. Je ne me reconnais pas. Les cheveux détachés et ondulés, les yeux légèrement maquillés et la bouche rosée, je suis une autre Marie-Sophie. J’affiche maintenant mes trente ans. Je ne suis plus une gamine et je ne trouve rien à dire.

C’est Mélusine qui sauve la situation en riant :

— Bon les amis, il va falloir que tu dépêches pour t’habiller. Tu sais quoi mettre ?

— Attends, tu ne vois pas qu’Archibald n’a toujours pas dit un mot ?

Enfin, il retrouve sa langue, me sourit et bafouille :

— Tu es… magnifique.

Je n’ai jamais entendu mon pote me dire ça et surtout de cette voix-là.

— Vous sortez ?

— Elle, elle sort, rit Mélusine. Son voisin d’en face l’a invitée.

— Ah… je pensais que vous alliez faire la fête toutes les deux et que je pourrais me joindre à vous. Mais ce n’est pas grave.

— Je suis seule moi, nous pouvons y aller ensemble.

Elle lui fait un clin d’œil. Archibald s’est repris et affiche un beau sourire.

— Bien sûr, tu es d’accord pour chez Clovis ?

— Va pour Clovis ! Je range mes affaires et je suis prête. Marie-Sophie, fais-nous voir ta tenue ?

Je n’ose pas. Je ne me reconnais toujours pas. Comment vais-je être à l’aise pour un premier rendez-vous si je ne suis pas moi-même ! Alors, j’efface tout le maquillage que mon amie a pris tant de plaisir à faire et remets mon jeans et mon tee-shirt. Quand la sonnette de l’entrée retentit à nouveau, je suis prête et sors comme un pantin de sa boîte.

Mélusine est très surprise et Archibald sourit. Je passe devant eux, dévale l’escalier et ouvre la porte en grand. Gabriel est en jeans aussi et chemise blanche. Qu’il est beau ! J’en perds tous mes moyens.

Archibald et Mélusine sont derrière moi. Avec aplomb, je dis :

— Si nous allions tous ensemble chez Clovis ? Je suis certaine qu’ensuite nous pourrions jouer au tarot. Tu connais ?

Je ne le laisse pas répondre et commence à lui expliquer les règles. Ses yeux passent au-dessus de ma tête. Je me retourne et vois le regard d’Archibald. Les deux hommes se toisent. Archibald, le premier s’approche pour lui serrer la main.

— Allez c’est parti ! Un repas chez Clovis !

Pendant que Gabriel fait demi-tour, mon ami m’attrape par l’épaule.

— Tu es drôlement mignonne avec tes cheveux détachés MarieSophe.

Mince, j’ai oublié de refaire mes nattes.

****

Je me sentais bien mélancolique. Rien ne s’était passé comme prévu chez Clovis. Tout d’abord, il a fallu que Gabriel nous fasse remarquer que nous étions quatre et que nous n’avions pas réservé. Est-ce que là où nous allions, les règles sanitaires allaient être respectées ?

Mélusine et Archibald ont éclaté de rire et Archi a dit :

— Vous n’êtes jamais allé manger chez lui ? Vous ne savez pas comment est son restau ?

Rien que le vouvoiement entre eux et le ton employé m’a hérissé le poil. Gabriel a aussitôt mis les choses au clair en leur demandant de le tutoyer. Mélusine a calmé le jeu et a accepté. J’avais la gorge sèche et qu’une envie, rentrer chez moi.

Une fois chez Clovis, celui-ci ne m’a pas reconnu ou a fait semblant en m’accueillant d’un :

— Qui est donc cette nouvelle amie que tu nous amènes Archibald ?

J’ai rougi jusqu’aux oreilles. Et il a continué.

— Mais ? C’est toi MarieSophe ? 

Il s’est alors approché de moi et m’a embrassée en me chuchotant à l’oreille que j’étais jolie comme un cœur.

Nous avons pu nous installer sans être trop près les uns des autres, il y avait peu de monde, distanciation physique oblige. Le gel hydroalcoolique nous attendait devant la porte. Gabriel a été le premier à se laver les mains et quand je l’ai vu faire, je suis restée sidérée. Evidemment Archibald n’a pas résisté et a murmuré assez fort pour que nous entendions tous :

— Tu ne vas opérer personne, ça va, tu es bien désinfecté là !

Mélusine lui a filé un coup de coude pour le faire taire. Gabriel n’a pas bronché.

Impossible de faire une partie de tarot, toujours à cause de ce satané virus. Donc, une fois le repas avalé, nous sommes repartis. Archibald a proposé de me ramener. Mélusine a bien essayé de lui dire que Gabriel habitait en face et qu’il pouvait le faire. Archibald n’a rien voulu comprendre et moi je ne reconnaissais pas mon meilleur ami. Pour couronner le tout, Gabriel est une star dans notre village et le peu de clients qui était au bar, est venu le saluer et lui demander comment ça se déroulait à l’hôpital. Soirée géniale ! Bref, entre le boulanger connu comme le loup blanc et mon voisin d’en face, pas moyen de passer un repas tranquille.

Une fois devant ma maison, Gabriel nous a remerciés et est reparti chez lui. Mélusine et Archibald ont suivi et moi, comme une imbécile, je suis restée toute seule. J’ai regardé par la fenêtre de ma chambre la lumière s’allumer. Je n’ai pas osé l’appeler. J’ai jeté un coup d’œil pour voir si Charles était là. Rien ne filtrait. Je me suis donc couchée, déçue et malheureuse. Je ne savais pas si c’était la conduite de mon meilleur ami qui m’avait fait le plus de peine ou le fait que je n’ai pas pu passer un moment en tête à tête avec Gabriel.

Ce matin, je suis devant la glace. Je tiens mes deux élastiques dans les mains et me demande si je natte mes cheveux ou pas. Vu comme s’est déroulée la soirée, je préfère les refaire. Je redeviens Marie-Sophie, la vraie.

Mais que s’est-il donc passé hier ? Je regarde dans la salle de bains, la robe que je devais mettre la veille et me dis que j’ai bien fait de rester en jeans.

Avec tout ça, je n’ai plus de pain. Je vais aller à la boulangerie et s’il n’y a personne, je vais lui parler à Archi. Il faudra bien qu’il m’explique quelle mouche l’a piqué.

Charles me salue. Il est dans son jardin, il arrose ses fleurs. Il s’approche de moi et demande :

— Alors ta soirée ?

Surprise, je ne sais pas quoi répondre.

— Ne fais pas ta timide, j’ai bien vu que tu partais avec tes amis et Gabriel. Mais si tu veux un bon conseil, essaie d’oublier un peu Archibald. Deux coqs dans une basse-cour, ça ne vaut rien.

— Tu es bête ! Archibald est mon pote.

— Je sais ce que je dis. Je parie que ta soirée ne s’est pas passée comme tu le souhaitais.

— Évidemment, nous n’avons pas pu jouer au tarot.

— Quelle idée ! Clovis vient juste de rouvrir, il ne va pas se mettre la police municipale sur le dos. Tu aurais pu y penser. Vous êtes donc allés chez lui ? Gabriel est connu ici, il aurait sans doute préféré t’emmener ailleurs.

Je ne réponds pas. Charles n’est pas idiot.

— Qui a eu l’idée ?

— Quelle importance ? Je te laisse, je dois aller chercher du pain, je n’ai pas avalé de petit déjeuner et j’ai faim.

Il m’attrape la main, la retient quelques secondes :

— N’oublie pas, deux coqs dans la basse-cour, c’est impossible.

Je hausse les épaules et prends la direction de la boulangerie.

Il n’y a qu’un client. Parfait ! Je vais pouvoir dire ce que je pense à mon ami. Mais je reste pétrifiée sur le trottoir d’en face. C’est Gabriel qui est dans là. J’aimerais être une petite souris et me faufiler pour écouter ce qu’ils se racontent.

— Viens, MarieSophe !

Je sursaute prise en flagrant délit de curiosité par Mélusine.

— Je t’offre un café et un croissant si tu veux.

Installée avec elle devant un guéridon joliment nappé dans son arrière-boutique, je savoure la viennoiserie et le breuvage chaud. La bouche pleine, je ne peux m’empêcher de remarquer :

— Tu as vu que Gabriel était chez Archibald ?

— Hum !

Je bois à petites gorgées ma boisson. À ce moment-là, la clochette tinte. Mélusine se lève et aperçoit le client qui déboule. Elle va à sa rencontre et moi je reconnais aussitôt la voix qui s’adresse à elle.

— Il ne manque pas de toupet celui-là ! Jamais, je ne le laisserai me prendre Marie-Sophie. Il a fallu que cet imbécile débarque chez elle hier pour que je comprenne que j’étais amoureux d’elle depuis des années. Quel idiot !

Heureusement, Mélusine a une petite fenêtre que je peux enjamber facilement pour m’enfuir. Je saute sur le trottoir et me trouve alors face à Gabriel qui tient sa baguette à la main.

****

Nous nous regardons aussi surpris l’un que l’autre. Je suis plus rapide que lui, il n’a pas le temps de placer un mot et une fois de plus je m’enfuis.

Je cours à perdre haleine et arrive en sueur chez moi. Charles en laisse tomber sa clé à molette. Fou de bricolage, il a toujours un outil à la main. Je me plie en deux devant chez lui afin de reprendre mon souffle. Je ne suis vraiment pas faite pour la course à pied. Je réalise qu’il va falloir que je rentre fissa dans ma maison au risque de voir débarquer derrière moi Gabriel. Je sursaute quand j’entends :

— Ce n’était pas la peine de t’enfuir aussi vite, nous habitons en face l’un de l’autre, je savais parfaitement où te retrouver.

Charles plonge la tête dans le capot de sa voiture. Il ne va m’être d’aucun secours. Je n’ai toujours pas repris mon souffle, et la sueur dégouline de mon front. Je dois être cramoisie, mes lunettes glissent sur le nez, les larmes m’aveuglent, je suis pathétique et en plus, affreuse, c’est certain.

J’essaie de récupérer le peu de dignité qu’il me reste. Je me redresse, tente de respirer normalement et sans un mot me dirige vers mon chez moi. Gabriel me barre la route.

— Non, tu ne vas pas t’enfuir encore une fois. Tu peux m’expliquer ce qu’il t’est passé par la tête pour enjamber la fenêtre de ta copine ? Tu aurais pu te faire mal en sautant.

Qu’il est agaçant ! Il n’est pas médecin pour rien. Je ne vais pas pouvoir bouger le petit doigt sans qu’il imagine que je vais me fracasser. Je ne suis pas si maladroite quand même !

— Regarde ton genou !

Je baisse la tête. Il saigne.

— Une vraie gamine ! Tu as passé l’âge tu ne crois pas ?

Charles fait un bruit d’enfer avec sa boîte à outils, je ne sais pas ce qu’il cherche, mais il farfouille dedans et ça s’entrechoque drôlement son bazar.

C’est à ce moment-là que je me rends compte que je ne supporte pas du tout la vue du sang et que je vais faire un malaise, c’est sûr ! il ne faut surtout pas que Gabriel s’en aperçoive sinon je vais partir aux urgences avec gyrophare et tout le tutti.

— Ah tu es là !

Il ne manquait plus que lui. Archibald ! Il a abandonné sa boulangerie, il doit vraiment être inquiet.

 Mélusine le suit. Ils ne peuvent pas me foutre la paix.

— Mais tu t’es fait mal ?

Oh non ! ça recommence. C’est chouette les amis, mais il y a des moments où je les trouve un peu lourds.

— Je m’en occupe !

Évidemment, Gabriel a la part belle. C’est son boulot de soigner les gens. Et moi j’ai perdu ma langue. En fait, je serre les dents pour ne pas m’évanouir. Je ne dois absolument pas baisser la tête pour voir mon genou.

J’essaie de capter le regard de Mélusine. Entre filles, nous devrions nous comprendre. Elle prend aussitôt les choses en main. Elle bouscule Gabriel, saisit mon bras et m’entraîne chez moi. Je lui tends ma clé. Les deux garçons restent dans la rue.

— Merci Mél !

— Pourquoi t’es-tu sauvée ?

Tout en parlant, elle me nettoie le genou et m’affirme qu’il n’y a plus de sang, que c’est juste une égratignure.

— J’ai entendu ce qu’a dit Archibald.

— Si tu n’avais pas sauté par la fenêtre, tu aurais compris que je lui ai passé un savon. Archibald n’est pas amoureux de toi, il est un peu trop protecteur. Il me fait le même coup quand il se rend compte que j’ai un copain. Il est comme un grand frère pour nous.

— Tu parles du gendarme ?

— Non, lui, il ne le connaît pas. Avant…

— Tu as eu des copains toi ? Et je n’étais pas au courant ?

— Tu es toujours dans ta bulle MarieSophe, mais je t’aime comme ça. De toute façon, ça n’a jamais duré.

— C’est peut-être pour ça qu’Archibald t’a fait la leçon.

— Je te vois venir toi ! Tu imagines qu’il pense que Gabriel n’est pas fait pour toi ?

— Tout de suite les grands mots « fait pour moi ». Est-ce que quelqu’un est vraiment fait pour quelqu’un d’autre ?

— J’aime bien l’idée. Trouver sa moitié, c’est une belle image.

— Ouais ! Bof !

Je m’approche de la fenêtre pour constater que les garçons ont disparu.

— Ils sont partis.

— Et alors ? MarieSophe, que ressens-tu pour Gabriel ? Il est sympathique et il en pince pour toi.

— Je n’en sais rien, jamais personne ne s’est intéressé à moi, pourquoi ça commencerait aujourd’hui ?

— Et nous ? On ne compte pas ?

— Ce n’est pas pareil !

— Et Charles ? Il est toujours aux petits soins pour toi.

Mélusine me contemple.

— Enlève-moi ces nattes, tu as passé l’âge.

— Non, elles font partie de moi.

J’entends du bruit, les garçons arrivent… Enfin, seul Archibald est là. Il me regarde et me sourit.

— Tu te rappelles quand tu avais des pansements partout quand nous étions gamins ? Tu n’as pas changé. Toujours aussi maladroite. Allez viens.

Il me tend les bras et je m’y blottis. Je me sens bien. Je ne veux pas le perdre. Mélusine soupire.

— Je vous laisse, j’ai fermé la boutique à cause de vous. Il faut que je gagne ma vie moi, je n’ai pas comme toi Archi, quelqu’un qui peut faire le boulot à ma place.

Elle m’embrasse et s’en va nous abandonnant tous les deux.

— Tu peux repartir servir tes clients, tu sais. Je n’ai rien de grave.

— Ce soir, on se regarde quoi sur Netflix ? Tu fais ton choix ? J’apporte tout. Tu ne t’occupes de rien.

Et voilà, c’est tout Archibald. Je suis certaine que nous allons passer un bon moment. Je ne veux pas penser à Gabriel, c’est trop compliqué.

— À tout à l’heure.

Il me quitte en sifflotant.

Je regarde la maison d’en face. Rien ne bouge. Charles est toujours en train de bricoler dans son moteur. Je vais le retrouver.

— Tiens, voilà la grande blessée !

Ses yeux rient.

— Oh ! ça va ! Tu es tout seul ?

— Comme tu vois.

Il continue de bidouiller la tête dans le capot. Le silence s’éternise.

— Tu vas la poser ta question ?

— Pardon ?

Il est toujours penché sur son moteur et je ne comprends pas ce qu’il veut dire.

— C’est ça fais ton imbécile !

Je ne réponds pas. Il se relève enfin.

— Tu n’as pas envie de savoir où est Gabriel ?

— Pas du tout.

Il rit.

— Alors pourquoi es-tu là ?

— Je n’ai pas le droit de prendre de tes nouvelles et de voir si tout va bien ?  

— Ben voyons. Arrête MarieSophe. Il est reparti travailler. Il a été appelé.

— Ah…

Une voiture stoppe devant nous. Une jolie brune baisse sa vitre. J’ai le temps d’apercevoir qu’elle a un petit chien dans un panier sur la banquette arrière ainsi qu’un bébé qui dort dans son siège auto. Charles, très aimable, s’essuie les mains et s’approche.

— Excusez-moi, je cherche la maison de Gabriel. Il m’a dit que je pouvais m’installer chez lui quelques jours. Vous êtes Charles ? Il m’a beaucoup parlé de vous. Il savait que j’allais sans doute tomber sur vous en arrivant ici.

Son accent est chantant, sa voix est légèrement cassée, elle a le teint mat, les yeux verts en amande. Je capte tout ça en quelques secondes alors que Charles lui indique où l’entrée. Elle a le bip pour ouvrir le portail. Elle le remercie en souriant et entre chez Gabriel.

Charles se tourne vers moi.

— Moi je vais bien et toi ?

****

J’en ai marre, je suis fatiguée, je prends le large. Mes congés sont posés. J’ai bouclé un sac de voyage.

À 5 heures du matin quand tout le monde dormait encore dans le quartier et qu’aucune lumière ne filtrait chez Charles, j’ai démarré la voiture et je suis partie, sans rien dire à personne.

C’est bien pratique internet quand on peut choisir une destination en France, évidemment ! De toute façon, je ne voulais pas prendre l’avion ni le train, trop compliqué en ce moment. J’ai opté pour un endroit mi-campagne, mi-mer. Et voilà, comme dirait Sardou Je ne m’enfuis pas, je vole !  C’est ça, je vole. Je laisse derrière moi, mes emmerdes, mes soucis, mes questions. Du moins, je l’espère. Je ne veux plus penser à Gabriel, Archibald et Mélusine. Le seul serrement au cœur que j’ai ressenti, c’est en passant devant le portail de Charles. Lui, il va certainement s’inquiéter. Heureusement, j’ai songé à ne pas fermer complètement mes volets, il croira que je suis quand même là. J’espère qu’il ne se fera pas d’idées noires et qu’il n’ameutera pas toute la smala.

J’ai au moins deux heures de route, voire trois, parce que je ne roule pas trop vite, je respecte les limitations de vitesse. Mélusine me répète que je conduis mémère. Tant pis ! Je préfère arriver entière à destination que pas du tout.

J’ouvre ma vitre, et je respire. Le soleil se lève, il ne fait pas encore chaud, et les parfums qui se dégagent de la nature environnante me grisent. J’adore sentir, le foin coupé, les herbes tondues, les champs moissonnés. La route se déroule devant moi et je suis bien. Une boulangerie dans un petit village est déjà ouverte. Je m’arrête et achète deux viennoiseries.

— Vous êtes bien matinale. Vous êtes ma première cliente, je vous en offre une autre. Choisissez.

J’ai faim, je suis gourmande. Je jette mon dévolu sur un pain aux raisins. Si je mange tout ça, je vais pouvoir courir sur la plage. Mais je m’en moque, j’ai envie de me faire plaisir.

Il est bien gentil ce boulanger. Il ne faut pas que je pense à Archibald, non ! Il doit être à l’œuvre, lui aussi.

Un sourire, je remonte dans la voiture.

Je fais le choix de prendre l’autoroute, j’arriverais plus vite à destination. Je repère une aire sympa, pas encore envahie par les vacanciers comme moi et je me gare. J’ai emporté un thermos de café. Je vais pouvoir petit-déjeuner tranquillement, sur une table de pique-nique.

Je n’ai que les oiseaux comme seule compagnie. Ils s’approchent téméraires et quémandent des miettes que je leur donne avec plaisir. Il fait bon.

Mon portable sonne. Mince, j’ai oublié de le couper. Je sens que je vais avoir du mal à ne pas regarder qui c’est. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Charles. Voilà que mon imagination se met en branle et alors que mon téléphone chante à nouveau, je pense que ça doit être urgent. Il est dans mon sac. Le temps que je l’attrape, la sonnerie s’éteint. Je le coupe sans regarder qui m’a appelée.

Mais, je me sens moins sereine tout à coup. Qu’est-ce qu’il m’a pris de partir comme ça toute seule ?

Ah non, MarieSophe, tu ne vas pas commencer à te mettre martel en tête. Allez, remonte dans ta voiture et file vers ta destination.

Quelle nulle ! Je n’ai pas pensé à vérifier l’essence et le voyant clignote. Je vais devoir à nouveau m’arrêter. Le problème… c’est que je n’ai jamais fait le plein toute seule. C’est toujours Archibald qui s’en est occupé. Je sais quand même où se trouve le réservoir et ce qu’il faut y mettre dedans, mais je ne me suis jamais servi du pistolet. Je vais faire comme si.

Une voiture est en place. Je me gare à la pompe suivante. Heureusement, je suis du bon côté. Je ne me voyais pas du tout tirer comme un âne le tuyau. Mine de rien, je zieute mon voisin qui, très à l’aise, laisse son plein se faire tout seul. Il regarde son téléphone. J’entends le clac, signe que le liquide ne coule plus.

J’ouvre mon réservoir, enfin j’essaye. Il y a un sens à ce foutu bouchon, et voilà pourquoi Archibald, s’en occupe à ma place. Il est difficile à débloquer. Je peste. Quelle quiche !

— Je peux vous aider ?

Je sursaute, lève la tête et rencontre deux yeux rieurs qui me scrutent.

— Donnez, je vais le faire. Je fais le plein, plein ?

Je réponds oui en pensant que je n’aurais certainement pas à le refaire, ma titine ne consommant pas beaucoup.

À nouveau, il enclenche le pistolet et se remet sur son téléphone. Clac. Il jette un œil sur le compteur et s’arrange pour que le total soit sans un centime. Il est top ce bonhomme !

— Voilà, vous êtes tranquille. Il vous reste à payer.

— Merci.

— Bonne route.

Il repasse de l’autre côté, monte dans sa voiture et se dirige vers le magasin.

Je fais de même, contente finalement d’avoir trouvé cet homme sur mon chemin.

Je le retrouve dans les allées de la boutique. Il flâne devant le comptoir du salon de thé. Je le vois choisir un croissant. Il demande un café.

— Madame, c’est quelle pompe ?

— Celle à essence.

La caissière sourit.

— Je voulais dire, quel numéro ?

Mince, je devais regarder ça aussi ?

— La 3.

Mon sauveur est derrière moi. Il tient d’une main son gobelet et de l’autre sa viennoiserie emballée

Je paye et sors, rouge de honte.

Il me rattrape rapidement.

— Je déteste déjeuner seul. Vous voulez quelque chose ?

— J’ai ce qu’il faut dans ma voiture, merci.

— Nous le partageons ensemble ?

Pourquoi la chanson de Michel Fugain me vient immédiatement à l’esprit C’est un beau roman, c’est une belle histoire, je souris malgré moi.

— Je prends ça pour un oui. Suivez-moi il y a une table là-bas.

Si on m’avait dit que j’allais boire un café avec un inconnu sur aire d’autoroute, j’aurais renvoyé l’imbécile à ses pénates.

Je saisis mon thermos. Heureusement, il me reste le pain aux raisins offert par le boulanger.

— Vous êtes en vacances ?

— Oui.

— Toute seule ?

Mais pourquoi faut-il aussitôt qu’il pose cette question ? J’allais rétorquer quand il enchaîne :

— Moi, je vais retrouver ma femme. Elle est prof, elle a plus de congés que moi. Mais enfin, ça y est, je vais pouvoir profiter d’elle et de ma gamine. Elle a deux ans.

T’es nulle MarieSophe, tous les hommes ne pensent pas à draguer. Il avait juste envie de prendre un café accompagné.

— Oui, je vais retrouver mon copain.

— Bonne route alors, j’ai encore pas mal de kilomètres à faire.

Il me fait un signe de la main.

Il me reste une dizaine de kilomètres à parcourir.

C’est adorable. Les photos sur le site ne mentaient pas. Je suis dans une belle chaumière, qui ressemble à celle des 7 nains de Blanche-Neige, grandeur nature. J’ai une vue sur la mer, un jardin avec des fleurs partout, je suis ravie.

Le propriétaire m’accueille avec le sourire.

— J’espère que vous aimez les animaux. Vous risquez d’être réveillée par le coq demain matin et les cloches de mes vaches. Je vous présente Margot et Rosalie.

Elles sont superbes ses bestioles. Toutes deux de couleur marron, elles sont énormes. Elles mâchonnent leur herbe bien grasse en me regardant avec leurs yeux bienveillants.

— Je suis Morgan, vous savez celui sur la photo ?

J’ai du mal à le reconnaître.

— J’ai laissé pousser ma barbe. Pendant l’été, c’est plus pratique. Je n’ai pas toujours le temps de me raser. Venez donc visiter mes abeilles. Vous goûterez mon miel. Je vous en ai mis sur la table de la cuisine. Vous aurez aussi droit à mes confitures maison.

Je le suis, le sourire aux lèvres. Je me sens détendue. Je vais pouvoir passer de belles vacances loin de tout.

Il a quatre ruches et il y a de l’animation, je peux vous le dire. Je n’ai pas envie qu’elles me piquent.

— Vous ne risquez rien, tant que vous n’approchez pas davantage. Venez goûter ma citronnade maison. J’imagine que vous avez soif avec cette chaleur qui commence à grimper ? Mais, ne vous inquiétez pas, là où vous êtes, la température reste fraîche.

Il me fait visiter la chaumière comme je l’appelle et m’avoue qu’il est bien content d’avoir de la compagnie près de chez lui.

— Si vous avez besoin de quoique ce soit, n’hésitez pas, j’habite à côté. Je vous laisse vous installer et rejoignez-moi pour le verre de bienvenue.

Pourquoi a-t-il fallu que je rallume mon téléphone ? Intoxiquée, je suis, oui !

Il sonne quand je l’ai dans la main. Il y a un message C’est bien le Pays basque ?

Comment diable Archibald a-t-il fait pour savoir où je suis ?

****

Le temps s’écoule et je me sens de mieux en mieux et j’ai de moins en moins envie de rentrer chez moi.

Entre les traites des deux vaches Margot et Rosalie, la découverte du travail de Morgan avec ses abeilles, ses marchés où j’ai plaisir à l’accompagner, ses fleurs qu’il cueillent et dont il fait de superbes bouquets, je ne vois pas les jours défiler.

Morgan vit hors du temps, il est entre parenthèses comme j’aime à le dire. Il fait son pain, son miel, ses confitures, il a son lait, deux poules et un coq, deux lapines, un chat voire plus, il ne compte plus, un chien que je n’avais pas aperçu lors de mon arrivée parce qu’il gardait les trois biquettes dans le champ voisin. Pourtant, je l’ai déjà entrevu sur son ordinateur, il a la fibre. Il n’est pas vraiment hors du temps, mais je ne sais pas comment l’expliquer, il prend la vie comme elle vient, il n’est pas stressé pour deux sous. Il faut dire que dans son coin de paradis, je n’imagine pas, ce qui pourrait lui faire des nœuds au cerveau ou lui mettre la rate au cours bouillon comme mes amis aiment à me le dire.

C’est certainement pour ça que je ne repars pas. J’ai prolongé mes congés sans me poser de questions. Si mon chef décide de me licencier, je l’aurais bien cherché. Mais ce matin, j’ai justement un message de sa part. J’en tombe le cul par terre quand je le découvre.

Marie-Sophie, je ne veux pas me séparer de vous parce que vous faites vraiment du bon boulot, alors si vous avez quelques minutes à me consacrer, accepteriez-vous de me rappeler ?

Mais qu’est-ce qu’il lui est dégringolé sur la tête ? Jamais au grand jamais il ne m’a parlé comme ça ! Il y a le feu là-bas ou quoi ? J’hésite…

— Marie-Sophie ? Vous m’accompagnez ? Vous n’êtes pas prête ?

Faut-il qu’il m’ait retourné le cerveau mon chef pour que j’en oublie de partir au marché. Morgan est déjà sur le pas de la porte, sa voiture de livraison rouge et jaune ronronnant devant la chaumière.

— Bien sûr que j’arrive !

Depuis le temps, nous pourrions nous tutoyer, mais j’avoue que ça me plait bien ce vous. Je trouve qu’il fait classe et laisse une petite barrière entre nous. Mais pourquoi faudrait-il qu’il y ait une barrière ?

Allez MarieSophe, avoue qu’il te plait bien Morgan !

Non, il est bien plus vieux que moi.

Et alors ? Ne me dis pas qu’une dizaine d’années compte ?

Quand même ! S’il a déjà quarante ans…

— À quoi pensez-vous ? Je vous vois vous faire les questions et les réponses toute seule ? Je peux participer ?

— J’ai parlé tout haut ?  

Pourvu que non !

Il rit et j’adore ses petites rides qui apparaissent au coin de ses yeux. Pour nous les femmes, c’est moche cette marque du temps, pour les hommes, ça leur donne du charme. Il faut qu’on m’explique, ce sont les mêmes pourtant, ces sillons qui tracent leur chemin sur la peau, des souvenirs de joie ou de tristesse.

— Pourquoi, je ne devrais pas savoir ?

Je ne réponds pas. Il rit toujours.

— J’ai eu un message de mon chef ce matin.

Mais pourquoi je lui parle de ça, il n’en a rien à faire et qu’est-ce que je vais lui pourrir la vie avec mes problèmes. Mais quels problèmes ?

— Et alors ?

Rien que cette question me fait comprendre que je me fais du souci pour pas grand-chose.

— Rien, il souhaite que je le rappelle.

— Je sens que vous allez bientôt me quitter.

Il m’annonce ça comme si de rien n’était.

— Au fait, vous n’aviez pas d’autres demandes pour la chaumière ? Je suis restée sans savoir si…

— Ne vous inquiétez donc pas, je vous l’aurais dit. Oh lala il ne faut pas grand-chose pour vous perturber MarieSophe. Et que fait cette barre au milieu de votre front ? Elle avait disparu et la voilà qui réapparait parce que votre chef vous a laissé un message ? Et que dit-il, si ce n’est pas indiscret, pour vous mettre dans tous vos états ?

Il a adopté ce surnom rapidement, tout seul, sans que je lui raconte que mes amis m’appellent ainsi.

Je lui lis le SMS. Il pose sa main sur mon genou tout en conduisant de l’autre.

— Appelez-le tout de suite, vous serez fixée et vous retrouverez votre sourire.

Il n’a pas tort. Nous sommes arrivés sur la place où se tient le marché. Morgan se gare à son emplacement habituel et coupe le moteur.

— Je vous laisse, vous viendrez me rejoindre quand vous aurez passé votre coup de fil.

Je descends de la voiture, le sourire aux lèvres. Morgan me regarde m’avancer vers lui. Il a déjà installé ses pots de miel, ses confitures et ses fromages.  Oui, il fait aussi des fromages de chèvre. Les exposants me saluent, ils me reconnaissent maintenant.

— Vous ne devinerez jamais !

— Je donne ma langue au chat !

— Avec ce virus qui traîne toujours, il me propose le télétravail.

— Vous voyez que vous n’aviez pas à vous en faire !

J’admire son flegme et ce qu’il me dit ensuite me laisse pantoise.

— Il y a la fibre à la chaumière aussi, vous savez. Vous pourrez vous y installer et faire votre boulot d’ici.

****

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